Il était trois heures du matin à la double vision. Les lourds rideaux bordeaux étaient tirés sur les portes vitrées, et personne de l'extérieur, à moins de connaitre les habitudes du gérant des lieux, ne pouvait se douter que Belyal était encore derrière son comptoir.

Le bar était fermé depuis un bon moment déjà, mais il ne parvenait pas à en sortir. Il avait déjà tout nettoyé, les tabourets et les chaises étaient rangés, et les tables nettoyées pour le lendemain. La soirée avait été fructueuse, tant par les bouteilles qui avaient été vidées que par les petits extras que Belyal s'autorisait à vendre illégalement.

Ce soir, il sentait que quelque chose allait se produire. Et si cela ne se produisait pas, alors il devrait provoquer les choses. Il se resservit une dose de whisky et contourna le comptoir pour tirer un tabouret et s'y installer. Son verre à la main, les yeux perdus dans le liquide ambré, il se remémora comment il en était arrivé là. Son enfance dans ce bar, ces créatures, son héritage... et puis Yezahel. Le jour où cet homme était rentré dans son bar avait tout fait basculer. De là avait découlé sa rencontre avec Kira, puis cette affluence de mystiques... Et par dessus tout, l'écarlate.

Yezahel n'était plus revenu depuis plusieurs mois, et même s'il savait l'esprit toujours en vie, il ignorait jusqu'à comment le joindre. Sa rencontre avec Kira lui avait au moins appris la prudence, et il savait qu'il ne pouvait pas se permettre de le rechercher. Yezahel venait à lui, mais la réciprocité était impossible. Trop dangereuse, Paris était un vivier de créatures mystiques. Il avait appris à rester à sa place d'intuitif. Ou presque, dans les grandes lignes en tous cas.

Pourtant, il allait devoir prendre une décision. Les stocks d'écarlate étaient épuisés, Belyal savait pertinement que ce qu'il lui restait lui suffirait à tenir un soir encore, deux, tout au plus. Son bar était le rendez vous des accros à cette drogue mystique, et pour la première fois depuis des mois, il risquait de ne plus pouvoir fournir ses clients. La contrariété pouvait se lire sur son visage... Il allait passer à coté d'un bon paquet de fric, sans compter que la réaction des habitués en manque risquait d'être violente et imprévisible.

Il lui fallait trouver Yezahel, mais l'intuitif ne savait pas où chercher. Depuis la fin de leur mission avec Kira, ils ne parlaient plus de Yezahel. Sans doute avait elle ordre de ne plus parler de son monde à Belyal... et puis de toutes façons, c'était son deal, il n'aurait jamais accepté qu'elle fasse l'intermédiaire. Il lui faudrait donc partir à sa recherche seul. Mais où fallait il commencer à chercher? Pourquoi ne se manisfestait-il pas lui même? Il avait tout à gagner lui aussi!

Il renversa d'un coup sec son verre et but d'une traite le whisky qu'il s'était servi. S'il fallait partir à sa rencontre, il le ferait. Cette nuit. Il ne pouvait pas passer à coté d'un tas de fric si facile à gagner!

Le temps passait et le monde humain aurait pu vivre une troisième guerre mondiale que je ne m’en serais même pas aperçu. Allongé dans une crypte au fin fond des catacombes, je sortais petit à petit d’un sommeil de plusieurs mois. Après les combats harassants qui nous avaient permis de mettre fin à la vague de meurtre dans Paris, j’avais dû m’isoler pour reprendre des forces, laissant la garde de notre secret à des créatures mystiques de toute confiance. Mais aujourd’hui il était temps que je sorte de ma léthargie pour reprendre ma place. Pas que je me sente le seul capable de maintenir cette paix entre créatures surnaturelles et humains, mais je n’avais plus à faire mes preuves face à eux, contrairement à un nouveau dirigeant qui serait constamment mis à sur le grill. Et notre univers avait besoin d’une longue période d’accalmie pour se remettre de ces attaques sournoises qui avaient couté la vie à des nombreux mystiques. Ma retraite n’était pas encore d’actualité.

La première chose que je fis en sortant du vieux cimetière : une bonne douche ! Même si j’adorais me reposer entres les os humains, je ne pouvais pas dire que j’en appréciais l’odeur sur ma peau… sans parler de la barbe de lutin qui pendait à mon menton. Le père noël black, c’était moi !

Je pris ensuite la température auprès de mes conseillers et réglais les affaires les plus urgentes. Fées trop voyantes malgré les nombreuses lumières des fêtes de noël, lutte de territoire sur les toits de Montmartre par deux groupes de métamorphes ayant une affinité pour les chats, punition légère d’un sorcier qui avait contaminé l’eau d’un bassin pour donner la paroles à des statues,… ce genre de broutilles jusqu'à ce qu’arrive un loup garou en manque d’Ecarlate.

Mon sommeil avait-il duré aussi longtemps pour que le stock laissé à mes dealers soit épuisés ? Soit la consommation avait largement dépassée mes prévisions, soit j’avais sous estimé ma période d’hibernation… Il fallait que j’en ai le cœur net.

Je pris donc le chemin d’un bar que je connaissais bien : La double vision. Est-ce que Belyal serait toujours en place derrière son comptoir ? Ou aurait plié bagage pour vivre à l’autre bout du monde avec tout l’argent amassé depuis notre première rencontre ? J’allais bientôt le savoir.

Il était tard, mais je me doutais que l’intuitif serait toujours dans son bar et je poussais la porte d’entrée sans me poser plus de question.

- Bonsoir l’ami ! Comment te portes-tu ?

Trouver Yezahel... si Belyal se sentait prêt à le rechercher malgré les dangers qu'il risquait, la tache n'était pas aisée. Comment retrouver cet esprit si puissant sans savoir par où commencer à chercher? Il pouvait être n'importe où, rien ne lui prouvait d'ailleurs qu'il était encore dans la capitale.

Belyal savait cependant qu'il avait un avantage non négligeable, et que s'il le voulait vraiment, il pouvait parvenir à ses fins. Son intuition. Elle seule pouvait le conduire jusqu'au vieil esprit... il lui fallait seulement lui faire confiance, s'écouter et se laisser guider. Et c'est ce qu'il comptait faire ce soir.

Avalant cul sec le reste de son verre, il se levait ensuite d'un pas décidé pour partir à la recherche de Yezahel. Et s'il ne le trouvait pas lui, il trouverait bien quelqu'un d'autre pour le fournir. S'il n'était plus dans la capitale, quelqu'un d'autre avait forcement du le remplacer. Il enfila son blouson de cuir, puis cala une cigarette entre ses lèvres et l'alluma. Il vérifia qu'il avait les clés de sa moto dans sa poche, glissa son arme dans son jean et éteignit les lumières. Il se dirigea dans le noir total vers la porte d'entrée. Seule l'extrémité de sa cigarette formait une petite lumière dans le bar maintenant plongé dans la pénombre.

C'est alors qu'il entendit la porte s'ouvrir. Il s'arrêta net, la main prête à dégainer. Mais la silhouette qui vit apparaître devant lui n'était pas menaçante. Yezahel se tenait devant lui.

- Bonsoir l’ami ! Comment te portes-tu ?

Belyal ne put contenir un petit sourire en voyant l'esprit apparaitre devant lui. Il le savait, il était intimement persuadé qu'il le verrait ce soir. Cependant, il ne se doutait pas que ce serait aussi facile. Il tira sur sa cigarette, et lui répondit dans un nuage de fumée.

- Bonsoir Yezahel. Tu tombes à pic, comme d'habitude. Entre donc, je vais rallumer.

Le rideau retomba lourdement sur la porte qui se claqua derrière lui, replongeant le bar dans l'obscurité, tandis que Belyal se dirigea vers l'interrupteur pour rallumer son bar. Promptement, il attrapa deux verres qu'il fit glisser sur le comptoir et sortit la bouteille de whisky qu'il avait rangée quelques instants plus tôt.

- Je t'offre un verre? Il faut qu'on parle.

Avant même qu'il ne lui réponde, les deux verres étaient remplis et Belyal le fixait en attendant sa réponse. Yezahel n'avait pas changé depuis la dernière fois qu'il l'avait vu.

Si je n’étais pas totalement persuadé que Belyal tenait toujours le bar de la double vision en marchant dans les rues de Pigale, je sus immédiatement que l’intuitif gérait encore sa petite affaire en approchant de l’enseigne et ce même si les lumières ne brillaient pas à l’intérieur. Son essence m’arrivait clairement aux narines même si mon odorat n’était pas aussi développé que les vampires ou les loups garous. Non, Belyal n’avait pas quitté les lieux, au contraire, il devait passer énormément de temps dans son bar.
Alors c’est avec la certitude de le voir que j’entrais dans le bar en le saluant par avance. Et une réponse ne tarda pas à atteindre mes oreilles.

- Bonsoir Yezahel. Tu tombes à pic, comme d'habitude. Entre donc, je vais rallumer.

Je m’exécutais en regardant tout autour de moi. La salle n’avait pas beaucoup changé depuis ma dernière visite, si ce n’est cette atmosphère magique nettement plus présente. Oui, les mystiques fréquentait la double vision et peut-être pas uniquement parce que le propriétaire proposait une consommation autrement plus festive que l’alcool. Le lieu était tout simplement plaisant pour des créatures de l’ombre.

- Je t'offre un verre? Il faut qu'on parle.

Sans même me laisser le temps de répondre, il fit glisser un verre devant moi.

- Merci l’ami ! Je constate de que ton hospitalité est restée la même malgré la « crise ».

Une oreille humaine aurait surement vu dans cette phrase une référence au problème économique actuel, mais j’insinuais plutôt par là les ennuis qui avaient secoué le monde mystique ces derniers mois.

- Mais je suppose que tu ne veux pas me parler chiffon, bouteilles et politique. Quel est le problème ?

- Merci l’ami ! Je constate de que ton hospitalité est restée la même malgré la « crise ».

La crise... La seule crise a même de me toucher aujourd'hui était la pénurie d'écarlate... je me doutais bien que Yezahel ne parlait pas de crise monétaire ou économique, mais de ce qui l'avait poussé à ne plus se montrer ces dernières semaines. Le monde mystique avait été menacé par un groupe de révolutionnaires prêts à renverser l'ordre établi par Yezahel. Si j'avais contribué à l'enquête grâce à ma place et à mon bar, je n'avais pas été présent lors des affrontements et n'avait eu que quelques échos par Kira et par les clients un peu trop bavards. Néanmoins, je savais que tout était rentré dans l'ordre, il suffisait d'observer l'ambiance et la fréquentation de mon bar une fois la nuit tombée pour en être convaincu.

- Mais je suppose que tu ne veux pas me parler chiffon, bouteilles et politique. Quel est le problème ?

- En effet, je comptais partir à ta recherche pour une chose bien plus importante à mes yeux... Mais te voilà. Mes stocks d'écarlate s'épuisent, et d'ici un jour, peut être deux, je ne pourrais plus fournir aucun loup garou, vampire, ni la moindre petite fée.

L'expression de Yezahel ne changea pas. Il ne parut ni surpris, ni inquiet.

- Sais tu que ceux de ton monde consomment deux fois plus que les humains? Je n'ai jamais vu personne accro à l'héro comme un mystique accro à l'écarlate. Si je ne peux plus les fournir demain, on va droit dans le mur, le quartier de Pigalle sera mis à feu et à sang en moins temps qu'il ne le faut pour le dire.

Est ce que j'exagérais? Non, absolument pas. Un mystique en manque, c'était une bombe à retardement, un attentat en plein Paris. A bien y réfléchir, je n'en avais pas grand chose à foutre, ma seule motivation était de récupérer un maximum de fric dans cette affaire. Néanmoins, je tenais à mon affaire, et ce serait par là que ces camés commenceraient.

- Est ce que tu peux me réapprovisioner? ajoutais je alors.