Le soleil descendait lentement derrière les toits des immeubles qui s’étalaient devant la fenêtre du bureau de Lucan. Assis devant son écran le jeune homme ne profitait guère du spectacle, trop occupé à rétablir la base de données du programme informatique sur lequel il travaillait depuis des heures. Seule la sonnerie de son téléphone portable pu le sortir de son état de concentration. Le nez toujours dirigé sur son écran, il tâtonna de sa main gauche pour saisir son blakberry, mais le fit tomber sur le parquet ciré.

- Et mer.. !

Se levant précipitamment il envoya contre le mur son fauteuil à roulette et ramassa les morceaux éparpillés du Smartphone. Batterie d’un coté, capot de l’autre et clavier sous le meuble de l’imprimante. Avec habitude Lucan réassembla le petit appareil et le ralluma, juste au moment où un nouvel appel déclencha la sonnerie. « Dam dam dého ho ho ho »

- Allo ?

La voix de sa petite amie, Melody, s’éleva douce et calme à son oreille. Tout en l’écoutant lui demander gentiment combien de temps elle devrait encore attendre devant les bureaux d’HP avant de le voir sortir enfin, Lucan regarda sa montre. 20h30. Il avait presque une heure de retard.

- Mais tu es là depuis combien de temps ? Je n’avais vraiment pas vu l’heure ! J’arrive tout de suite !

Honteux d’avoir pu oublier ainsi Melody, Lucan courrait dans les escaliers, sautant les marches pour la rejoindre le plus rapidement possible. Sa petite amie l’avait appelé le matin même, pour lui rappeler qu’il devait l’accompagner à la présentation officielle des futures danseuses du prochain ballet organisé à l’opéra de Paris. Lucan se doutait bien que Melody serait parmi cette sélection et qu’elle serait fière qu’il l’entende de la voix du directeur et pas de la sienne. Cela faisait plus d’un an que la jeune femme s’entrainait sans relâche pour accéder à cet état de grâce tant recherché, et voila qu’il allait lui faire honte et anéantir sa soirée… Pourtant il n’avait entendu aucune précipitation, ni agacement dans la voix de Melody. La soirée avait-elle été reportée ?

- Pas de précipitation trésor, je ne suis plus à cinq minutes ! Et j’aimerai te retrouver sur tes jambes et pas à l’hôpital parce que tu te seras cassé une jambe en manquant une marche.

- Aucun risque !

En déboulant dans le hall, Lucan eu un léger temps d’arrêt en la voyant se regarder dans les vitres qui lui servait de miroir. Sans le voir, elle continuait de fixer son reflet. Il en profita pour se faufiler silencieusement au travers des portes et de se glisser dans son dos alors qu'elle avait fermé les yeux, pensive.

- Tu es parfaite !

Elle sursauta doucement avant de se mettre à rire et de l’embrasser amoureusement alors qu’il passait ses mains le long de ses hanches.

- Je suis impardonnable pour ce retard, mais tu crois pouvoir me pardonner un jour ?

La seule réponse qu’elle lui donna fut un petit oui étouffé par leurs lèvres qui continuaient de danser l’une contre l’autre. Lucan mit cependant fin à leur étreinte en sachant qu’il les avait suffisamment retardés.

- Aller vient ou ton maitre de ballet va vraiment me détester à le priver ainsi de sa meilleure danseuse !

Dans un même mouvement, ils coururent ensemble vers le parking souterrain, où ils montèrent dans une superbe BMW noire avant de filer sur le périphérique.

- Aller vient ou ton maitre de ballet va vraiment me détester à le priver ainsi de sa meilleure danseuse !

Ces quelques mots résonnaient encore dans ma tête quand Lucan démarra en trombe. Je ne voulais pas lui dire tout de suite que si Mr Dante était en colère, il ne pouvait en être en responsable. Enfin… un peu, mais pas de la manière dont il semblait le penser. J’avais moi-même ma part de responsabilité dans toute cette histoire. Même si quelques mois plus tôt, voir le maitre de ballet s’énerver contre moi m’aurait plongé dans une profonde dépression, ce soir, rien, pas même le retard de Lucan, ne pouvait anéantir ma bonne humeur et ma joie de vivre.

- Hey, calme-toi ! Ricanai-je alors que Lucan commençait à jouer nerveusement du klaxon. Le discours d’annonce ne sera pas prononcé avant que toutes les danseuses ne soient arrivées. Et à cette heure là, les promoteurs sont encore attablés devant le buffet, un verre de champagne à la main.

En tendant mon bras, je fis glisser mes doigts sur sa tête puis le long de son cou alors que la voiture s’immobilisait une énième fois dans le bouchon qui nous bloquait sur le périphérique, juste devant la sortie que nous devions emprunter pour rejoindre la salle de réception de l’opéra. Les yeux dans le vague, je fixai son visage, pensant à la chance que j’avais d’avoir Lucan à mes cotés. Il était ce qui comptait le plus pour moi, plus encore que mon métier… Sa main glissa contre la mienne et la ramenant devant son visage, il y déposa un petit baiser.

- Je t’aime, chuchotai-je la voix serrée par l’émotion.

Oubliant où nous nous trouvions, nos regards se croisèrent et alors qui me répondait doucement, je ne pus entendre ces mots, mes oreilles assourdies par le ronflement du moteur de la voiture derrière nous et les coups de klaxon énervé du conducteur.

- Seriez-vous distrait mon très cher Lucan ? Plaisantai-je à nous alors qu’une nouvelle crise de rire me gagnait.

- Seriez-vous distrait mon très cher Lucan ?

- Comment ne pas l’être quand tu joues avec moi comme ça ? Traitresse !

La bonne humeur de la jeune femme fut rapidement contagieuse et oubliant son stress, Lucan se détendit. Si l’un d’entre eux devait être angoissé et énervé ce ne devait pas être lui. Retenant un geste grossier pour le conducteur derrière eux, qui continuait à montrer son agacement, il enclencha la première et retrouva avec plaisir les rues serrées de la capitale.

Le téléphone de Melody se mit à sonner, mais elle ne daigna pas répondre. Comportement étrange, pensa Lucan, sa petite amie avait plutôt l’habitude de bondir quand elle recevait un appel, mais il se garda bien de lui faire la remarque. Ils venaient de passer devant l’opéra pour en faire le tour et se stationner le plus près possible, Melody ne devait pas avoir l’envie de parler à ses amis alors que le verdict approchait à grand pas. Lucan cherchait les mots pour la réconforter, mais se trouva idiot quand il remarqua qu’elle ne semblait pas le moins du monde appréhender cette soirée. Même quand elle savait à l’avance qu’elle avait obtenu un rôle Melody n’appréciait guère ces soirées de présentations devant les riches hommes d’affaires qui finançaient les spectacles. En quoi cette soirée était-elle différente ? Lucan ne parvenait pas à comprendre…

Une minute plus tard, ils marchaient main dans la main et montaient les marches jusqu'à la salle de réception déjà bondée. Mal à l’aise au milieu de cette population bourgeoise, Lucan tentait de faire bonne figure. Heureusement Melody ne le lâchait pas d’une semelle et le présentait à tous comme son fiancé, ce qui lui fit chaud au cœur puisque lors de la dernière présentation, il n’était qu’un petit ami et encore.

Après avoir embrassé quelques amies et salué des inconnus, ils trouvèrent une place près du buffet.

- Tien tu manges ce soir ? S’étonna-t-il en voyant Melody prendre un petit four. Plus de régime ce mois ci ?

Comme pour éluder la question, elle lui répondit par un clin d’œil avant de lui désigner Mr Dante qui montait le long des escaliers avec à son bras une demoiselle au teint pâle et à la taille trop fine pour respirer la bonne santé. Le maitre de Ballet commença son discours par des remerciements et après une dizaine de minute de blabla interminable, il daigna enfin annoncer les danseuses sélectionnées pour le prochain ballet. Serrant la main de Melody avec ferveur, Lucan se prit même à croiser les doigts derrière son dos, mais au bout de la longue tirade et des nombreux applaudissements, le nom de sa petite amie n’avait pas été énoncé… Il comprit alors sinistrement qu’elle ne faisait pas partie des élus.

- Mais pourquoi ? Lui demanda-t-il en se tournant vers elle.

Mais au lieu de trouver des larmes roulant sur les joues de Melody, il ne découvrit que ce magnifique sourire qui ne la quittait plus depuis qu’il l’avait retrouvé.

- Mais pourquoi ? Me demanda-t-il inquiet.

Inutile de la faire patienter davantage, mon petit jeu durait depuis assez longtemps, pourtant je devais bien m’avouer que j’aimais le voir se soucier de moi comme ça. Lucan était comme ça depuis toujours, protecteur et attentionné, mais il ne me fallait pas en abuser au risque de lui faire perdre la tête.

Prenant une grande inspiration, je fixai ses yeux si bleus, oubliant où nous nous trouvions, tout comme la foule qui nous entourait.

- J’ai décidé de quitter la compagnie Lucan !

Comme il s’apprêtait à riposter, je me dépêchai de déposer mes doigts sur ses lèvres pour qu’il me laisse terminer mes explications.

- C’est vrai que la danse représente tout pour moi mais…

Je ne pus terminer ma phrase, le maitre de ballet m’interrompant sans la moindre gêne. M’attrapant par le bras et s’excusant vaguement auprès de Lucan, il s’immisça entre nous et se mit à parler, à crier même, avec son accent italien. Ses paroles n’avaient rien d’agressives bien sur, mais je ne trouvai pas utile de le laisser s’étendre et faire entendre à tous le monde les raisons de mon départ. Cela ne regardait que Lucan et moi !

- Mr Dante ! Le coupai-je alors qu’il m’appelait une nouvelle fois « Ma chérie » et laissait courir ses doigts manucurés sur mes épaules. Ma décision est prise et vous le savez parfaitement. Inutile de perdre votre temps avec moi à présent, il serait plus judicieux de passer votre soirée avec Eva ou avec les promoteurs.

Ses épaules fières se rabaissèrent et après m’avoir embrassé sur la joue et souhaité bon courage, il se détourna, glissant quelques mots à Lucan, avant de continuer sa parade de paon vers les escaliers de l’opéra. De nombreux visages s’étaient tournés dans ma direction suite à ce bruyant échange, certain se demandant autant que mon petit ami les raisons de mon éviction.

Glissant ma main dans celle de Lucan, je l’entrainai doucement dans un des couloirs de service de l’opéra, histoire d’échapper à tous ces regards curieux.

Des larmes s’échappaient de mes yeux sans que je ne puisse les retenir. Même si je m’étais faite à l’idée de devoir quitter la compagnie, je savais que mes pieds foulaient la scène de l’opéra pour la dernière fois. A l’abri, dans les bras de Lucan qui enserraient tendrement mes épaules, je déversais ma peine sans prendre garde à ce que lui-même pouvait ressentir, trop isolée de ma bulle. Ce n’est que lorsqu’il prit la parole que je compris dans quel état d’angoisse il se trouvait.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? Dis-moi… Je ne comprends rien depuis tout à l’heure ! Même si ça doit faire mal, je préfère que tu me le dises.

Fouillant dans mon sac à main, je cherchai la petite image que j’avais pris soins de ranger soigneusement pour ne pas la perdre… Tellement bien d’ailleurs que je ne la retrouvai pas ! Quand je me souviens que je l’avais glissé dans mon porte monnaie et que je la sortis pour lui donner, je ne pus empêcher mes doigts de trembler. D’émotion bien sur, mais également de crainte.

Je n’eus pas besoin de trouver les mots pour lui expliquer ce qu’il pouvait voir sur ce petit cliché, ses yeux brillants de larmes traduisait déjà le fond de sa pensée. Il me regardait intensément comme s’il attendait que je confirme ses pensées silencieuses.

- Oui, je suis enceinte Lucan !

A cet instant toutes mes peurs s’envolèrent et mon esprit retrouva toute sa lucidité. Pourtant cela ne m’aida à retrouver mon calme puisqu’a nouveau je me mis à pleurer tandis que Lucan me serrait fermement contre lui en me murmurant à l’oreille « Je t’aime ! Je VOUS aime ! ».

- Moi aussi je t’aime.

Son front vient se coller contre le mien quelques instants dans une attitude habituelle très réconfortante, alors que ses mains glissaient jusqu'à mes hanches, puis vers mon ventre.

Lucan n'en croyait pas ses yeux. Est ce que cela voulait vraimetn dire qu'elle...

- Oui, je suis enceinte Lucan !

Melody se mit à pleurer, et sans réfléchir il l'a pris dans ses bras. Un bébé, ils allaient avoir un bébé. Melody mettait pour lui et leur enfant sa carrière de coté, il avait parfaitement conscience des sacrifices qu'elle faisait pour lui... La danse était sa vie, et aujourd'hui, elle était prête à y renoncer pour une vie à trois.

La serrant contre lui, il avait du mal à réaliser ce qui se passerait dans 9 mois. Un enfant. La plus grande aventure de sa vie.

" Je t'aime! Je VOUS aime", chuchota t'il en la serrant encore plus fort contre lui.

- Moi aussi je t’aime.

Lucan frissonna à ses mots, et il lui semblait que l'opéra et tout ce qui les avait entouré jusqu'ici avaient disparu. Pouvait il être plus heureux à cet instant?

Relevant la tête, il vint poser son front contre le sien, et rouvrit les yeux pour croiser le regard de Melody. Seuls au monde, ils se regardèrent intensément, puis ses mains glissèrent pour venir frôler son ventre.

- Un bébé... Un bébé avec toi... C'est tellement inattendu, mais je suis si heureux...

Il délaissa quelques instants son ventre pour venir essuyer ses larmes du bout des doigts.

- Tu pleures... Je n'ai jamais été aussi heureux qu'aujourd'hui. J’espère que tu ne doutais pas de moi... Je te suivrai au bout du monde Melody, je t'aime tellement, si tu savais... J'ai cru un instant que...

Lucan hésita, se sentant tout à coup stupide d'avoir douté d'elle.

- Peu importe...

Ses mains glissèrent à nouveau le long de son corps et il glissa ses mains dans les siennes.

- Jamais je ne veux te quitter, je t'ai dans la peau Melody, pour toujours... Et si nous avons un bébé, j'aimerai... qu'enfin... tu deviennes ma femme.

Une nouvelle fois Lucan rentra aussitôt dans mon jeu et s’excusa, penaud, de ne pas avoir une bague de fiançailles à plusieurs millier d’euros au fond de sa poche. Si cela avait été le cas, sur qu’il se serait fait engueler de prendre le risque de perdre un tel bijou au fond d’une poche de sa veste !

*Jamais contente Melody… Jamais contente !*

D’ailleurs une question me tenailla le ventre en pensant à cet anneau, aurait-il eu l’intention de se marier si je ne venais pas de lui annoncer ma grossesse ? Ne se sentait-il pas piégé ? Par chance Lucan me coupa dans mes réflexions avant que je ne me mette à trop me torturer l’esprit.

- La bague… c'est-à-dire que… Je n’avais pas prévu de te l’offrir comme ça… J’imaginai plutôt demander ta main devant une coupe de champagne, dans un restaurant hors de prix où des violonistes joueraient spécialement pour nous, et pas ici, pas comme ça. Excuse-moi ce n’est sans doute pas de cette manière que tu l'espérais mon amour, mais je n’ai que ma promesse à te donner à cet instant Melody.

Ces quelques mots emplis de sincérité me firent de nouveau monter les larmes aux yeux… Cela arrivait très facilement en ce moment, un peu trop à mon gout. Une fois encore il me surprenait par cette émotion qu’il était capable de réveiller en moi. Toujours gentil. Toujours charmant. Toujours là pour moi… Il ne pouvait pas vraiment être réel ! Les hommes comme ça, romantique et prêt à s’engager, n’existaient que dans les dessins animés Disney.

Comme pour m’assurer que je ne rêvais pas, mes doigts glissèrent jusqu'à ses épaules avant de remonter vers son cou. La douce chaleur de sa peau sous mes paumes ne pouvait pas être un mirage.

- Ta promesse me suffit Lucan… C’est la chose la plus importante à mes yeux ! Et peu importe la taille de la bague, plaisantai-je avant de laisser échapper une nouvelle larme.

Un rire discret dans le fond de la salle sombre me fit tourner la tête, mais je ne vis rien d’autre que les rangées de sièges vide. Pensant avoir rêvé ou même imaginé ce spectateur amusé, je retournai toute mon attention sur Lucan qui me serrait à nouveau contre lui. Il ne semblait n’avoir rien remarqué…

- Ta promesse me suffit Lucan… C’est la chose la plus importante à mes yeux ! Et peu importe la taille de la bague.

Lucan aurait voulu lui répondre, mais pour dire quoi ? Bafouiller des banalités ? Non ! Il ne trouvait plus les mots pour décrire ses sentiments et toutes les émotions qui parcouraient son corps et son esprit depuis quelques minutes. Toute cette discussion s’était enchainée si vite depuis leur arrivée à l’opéra, que son assurance habituelle semblait s’être évaporée à mesure que son cœur palpitait.

La seule chose qu’il se sentit capable de faire, sans dévoiler son trouble, fut de prendre la jeune femme dans ses bras et de la serrer contre lui. Ainsi lovée contre lui, Lucan pouvait sentir le souffle de Melody contre sa poitrine dans un rythme régulier et apaisée, loin de l’agitation des minutes précédentes. Glissant lentement son visage contre la courbe gracieuse de son coup, Lucan déposa des petits baisers sur sa peau douce en remontant peu à peu vers ses lèvres.

- Et si on rentrait à la maison ? Demanda-t-il en souhaitant plus que tout oublier les frivolités de cette soirée et retrouver l’intimité de leur salon et de la petite chambre de Montmartre !

- Et si on rentrait à la maison ? Me demanda-t-il presque en chuchotant à mon oreille.

Je pouvais sentir dans ses quelques mots sa hâte de retrouver notre petit appartement, notre chambre et notre intimité…Juste nous deux, seuls au monde au coeur de Paris. Pourtant je ne pouvais pas m’éclipser si facilement de l’opéra. Venir sur la scène pour quelques minutes de tranquillité était un jeu d’enfant, mais quitter la soirée sans saluer le maitre de balais serait un affront qu’il ne pourrait supporter. Et pour tous les rôles qui m’avaient accordé depuis le début de ma carrière, je lui devais bien ça ! Par respect. Par remerciement. Et même si je savais pertinemment qu’il voudrait sans doute faire un petit discours devant l’assemblée pour mon départ, je ne pouvais y échapper pour satisfaire le souhait de Lucan mais également le mien.

- Pas tout de suite Lucan, c’est impossible !

Impossible de ne pas lire la déception qui marqua les traits de son visage. Je tentai de le rassurer aussitôt :

- Une dernière fois. Je te demande de supporter tout ça encore ce soir, après tout sera fini… pour toujours.

- Pas tout de suite Lucan, c’est impossible !

La réponse de la jeune femme ne surprit pas Lucan outre mesure. Même si sa déception était grande, il comprenait parfaitement que l’idée de prendre la fuite était totalement absurde. Melody tenait trop à l’Opéra Garnier pour pouvoir le quitter sans lui faire des adieux dignes de ce nom. Ce monde de restrictions, de douleurs mais aussi de paillettes et de succès verrait s’envoler sa plus belle étoile en partie par sa faute, il ne pouvait pas lui refuser des « au revoir ».

- Une dernière fois. Je te demande de supporter tout ça encore ce soir, après tout sera fini… pour toujours.

Quel poids avait-il face à toutes ces âmes qui acclamaient la jeune femme à chacune de ses apparitions ? Qui était-il d’ailleurs pour lui demander une telle chose ? Rien de plus que son compagnon. Une ombre dans le dos de la vedette…

Les mots ne furent pas utiles alors que leurs regards se fixèrent l’un à l’autre. Main dans la main, ils quittèrent la scène et se glissèrent dans les coulisses pour regagner lentement le hall de l’Opéra et ses frivolités.

La musique de l’orchestre couverte par le brouhaha ambiant stoppa aussitôt qu’ils firent leur apparition, et Mr Dante se précipita immédiatement vers le couple pour kidnapper Melody. Sans un regard pour le maitre de ballet, la jeune femme ne cessait de fixer que celui à qui elle venait de oui. Une main dans celle de son percepteur et l’autre dans celle de son amant, elle ne semblait plus savoir qui suivre. Pour la rassurer, Lucan n’hésita pas à lui adresser un clin d’œil et un baise main délicat.

- Je ne bouge pas d’ici. Tu me retrouveras tout à l’heure, je n’aurais pas bougé d’un centimètre. Va, profite de ton moment de gloire.

Un masque de lassitude marquait le visage de Lucan. Ses yeux, tout à l’heure si brillants de bonheur, s’étaient voilés de brume tandis que son sourire disparaissait à mesure que nous nous rapprochions des mondanités de la soirée qui se jouait sans nous dans le hall de l’Opéra.

Je savais que devant la foule, il garderait un visage impassible et ne montrait pas les sentiments que lui inspirait le milieu de la danse classique… Il ne se sentait pas à sa place dans « ce monde de faux semblants » comme il aimait l’appeler, pourtant il se forçait à faire bonne figure pour moi.

Habituellement nous ne nous affichions pas en public, si bien qu’une personne ignorant l’intimité de notre relation n’aurait pu voir que nous étions en couple, mais ce soir c’est main dans la main que nous retournâmes au devant des invités. Nous n’avions eu nul besoin de mot pour nous accorder sur ce point. Seuls mes doigts se refermant sur les siens à l’approche de la porte vitrée lui firent sentir mon besoin de ne pas rompre le contact physique. Cette réaction, peu ordinaire ici, le fit sourire d’une manière si tendre que mon cœur s’emballa. Pourquoi avais-je insisté pour rester ? Je ne m’en souvenais plus. A cet instant je ne voulais qu’une chose : me retrouver seule avec lui.

Par chance, le frisson de plaisir qui me parcourut le dos à cette idée ne parvint pas jusqu'à ma main, et comme si de rien n’était, je laissai Lucan me conduire près des musiciens.

Le chef d’orchestre cessa aussitôt de jouer quand il me remarqua… Nous étions donc attendus. Mr Dante s’approcha rapidement en descendant de la première marche de l’escalier, qui lui permettait de voir au dessus de la foule. Sans un regard pour Lucan, il attrapa ma main et tenta de m’entrainer avec lui. Il ne s’attendait pas à ce que je résiste à son étreinte, mais je ne me sentais pas capable de rompre mon lien de peau avec l’homme que j’aimais.

- Je ne bouge pas d’ici. Tu me retrouveras tout à l’heure, je n’aurais pas bougé d’un centimètre. Va, profite de ton moment de gloire.

Ouvrant doucement ma main, je laissai glisser ses doigts contre ma paume mais ne brisai pas immédiatement le lien de nos regards. Une sensation de manque me rongeait déjà le ventre, je n’osai imaginer la douleur morale que cette séparation ne manquerait pas de me faire subir lorsque je me retrouverai plus loin encore.
Sans la moindre délicatesse, le maitre de ballet se saisit de mon visage pour le tourner vivement vers lui et ainsi avoir toute mon attention. Il parlait trop vite à présent et je ne compris rien aux phrases qui suivirent, me laissant simplement emporter vers le sommet de l’escalier comme une marionnette.

Tous les regards se tournèrent vers nous quand il fit teinter son verre, bruit qui annonçait un nouveau discours. Immobile et appréhendant les paroles de mon instructeur, je ne devais pas donner la plus belle image de moi-même.

Comme j’avais pu l’imaginer, Mr Dante débitait son message d’adieu… « Melody tu es prête à entre tout ça ! Ta décision est prise ! » Pensai-je pour calmer les battements de mon cœur.

Il se mit à parler de ma carrière au sein de la compagnie et je m’efforçais de lui sourire quand il se tournait vers moi, mais le cœur n’y était pas. Je sentais d’ailleurs ma poitrine se soulever à un rythme beaucoup trop rapide. Un malaise me guettait-il ? Cherchant Lucan du regard, je le vis s’approcher doucement en direction du pied des marches. Avait-il remarqué mon mal être ?

Une première vague d’applaudissement salua les propos du maitre de ballet au souvenir de mon interprétation dans Esméralda. Une seconde arriva rapidement lorsqu’il me félicita pour mes milliers d’heures de travail acharné et invita les danseuses à imiter ma détermination à trouver la perfection.

- Merci,… réussi-je à articuler difficilement.

Puis plus rien. Le noir total.

Impuissant, Lucan regarda Melody s’éloignée au bras du maitre de ballet. Il ne souffrait pas de jalousie, il n’avait plus aucun doute sur les sentiments de la jeune femme à son égard, mais il craignait de la voir s’effondrer à tout instant. Elle semblait si fragile… Dans le dernier regard qu’elle lui lança, il cru déceler des signes d’angoisse. « Pourquoi ? », se demanda-t-il. Melody était habituée à ce genre de mise en scène, le trac ne pouvait pas être responsable de ce soudain état de nerfs.

Quand le verre tinta, la foule tourna d’un mouvement uniforme vers l’escalier et les derniers bavardages cessèrent pour ne laisser place qu’à des chuchotements. La surprise parcourait le parterre ! Mr Dante avait déjà annoncé officiellement la nouvelle danseuse choisie pour le prochain ballet, pourquoi Melle Rize se tenait alors à ses cotés à la place d’honneur ? Comme à son habitude le chorégraphe se perdit dans un long monologue où il remercia la jeune femme pour les différents rôle qu’elle avait tenu dans bon nombre de ballet. A chaque fois les applaudissements lui répondait. Pourtant seul Lucan semblait remarqué que Melody pâlissait à vue d’œil ! Son teint rosé habituel virait vers l’ivoire.

De plus en plus inquiet, il se faufila entre les personnalités présentes devant lui pour s’approcher au plus près des marches de l’escalier, et peu lui importait les remarques qu’il entendait dans son dos. Ses craintes se réalisèrent au moment où Melody s’apprêtait à prendre la parole. Elle n’eut pas la force d’aligner deux mots.

- Merci,…

Sa voix était à peine audible depuis le rez-de-chaussée, mais Lucan là vit s’évanouir sur le tapis rouge.

Par chance, Mr Dante qui la tenait par la taille eu le reflexe de la retenir et c’est en douceur qu’elle atterrie sur le tissu. Alors que la foule retenait sa respiration, le jeune homme bondit et franchit les marches qui le séparaient de sa fiancée en quelques pas.

Le regard de maitre de ballet fut le seul à l’accueillir, glacial, comme si il le tenait pour responsable de l’état de faiblesse dans lequel se trouvait de sa meilleure danseuse. Lucan lui aurait volontiers fait partager le fond de sa pensée, mais sa préoccupation de Melody primait sur sa mauvaise humeur. Il n’eut cependant pas à s’inquiéter plus longtemps puisque les couleurs revenaient peu à peu sur son visage et qu’elle rouvrit les yeux un instant plus tard.

- Lucan je veux rentrer à la maison, murmura-t-elle à peine remise de son évanouissement.

Mr Dante ameutait déjà les médecins présents dans la salle, mais elle ne le laissa pas faire plus longtemps.

- Merci mais c'est inutile! Ne vous faites pas autant de soucis pour moi. Je suis enceinte et ce genre de désagrément ne fait que commencer !

Comme elle faisait mine de vouloir se relever, Lucan passa une main sous ses genoux et l’autre dans son dos et la souleva dans ses bras comme si elle n’avait pas pesé plus lourd qu’une plume… Ce qui était presque le cas.

- Reste calme, inutile de te fatiguer encore plus. Je te ramène à la voiture.

Lucan se tourna alors vers le maitre de ballet, et, non sans amertume, le salua avant de descendre les escaliers et de traverser le hall, Melody blottie contre lui. Ne souhaitant pas recevoir les mêmes foudres, il se garda bien de dire qu'il aurait été plus rassuré de la voir consulté un médecin... Mais la jeune femme avait son caractère et une fois une idée en tête, il était impossible de la lui ôter.